Gorka Mohamed peint principalement des portraits. Des portraits en série, comme ceux qu’on enregistre lorsque qu’il faut se le faire tirer pour remplir aux obligations d’identification nationale, c’est à dire tous semblables, même point de vue neutralisé, fond éteint ou terne comme un aplat apathique, face inerte et l’air bête mais cependant différent de celui de nos congénères, puisque le but de l’opération est d’enregistrer nos particularités, nos singularités, voire nos étrangetés.
Evidemment, Gorka Mohamed complique un peu la chose, les portraits qu’il aligne n’ont pas de noms « propres » ; c’est de fait une théorie d’homoncules bizarroïdes, plus proches de l’innommable que de l’identifiable, espèces d’espèces peu ragoutantes, ersatz d’humanité, proches d’un prurit équivoque. Comment en effet nommer un machin avec deux sortes d’yeux globuleux dont l’un arbore une pelote de veinules alors que l’autre a des réminiscences buñuelesques avec son orbite qui pendouille, que le tout est fiché sur un semblant de cactus avec un petit plumeau en guise de menotte improbable, nanti d’une indicible tuyauterie végétale qui relie tant bien que mal le tout, et, pour conclure, un interrupteur à la dégaine d’allumette ? Et bien ça s’appelle Franciscan Mecanism, puisque, a priori c’est par les titres que l’artiste nous délivre la clef de l’énigme des individus représentés. Et faut voir la suite ! Bananas Monarchist a une allure d’ampoule de 30 Watts à la luminosité pâlotte juchée sur un carré du genre de tissu synthétique qu’on enfourne dans nos sofas pour qu’on ait pas mal aux fesses avec, en effet, une banane peu comestible qui tente de brancher les deux. Le portrait d’un Secondary Actor colle bien avec son rôle puisque, trônant devant un décor d’opérette, affublé d’un uniforme en toc aux épaulettes douteuses envahies par des relents apéritifs d’olives ou de laitue fanées, la chose arbore une tête flétrie où se prélasse une limace, alors que pendouille sur son torse un semblant de flûte inca, ce qui laisse à penser qu’il s’agit d’un avatar latino local jouant à l’Empereur. Portrait of Louis XIV with an Imaginery Prosthesic Cubist Leg lève enfin tous les doutes : les proies préférées de Gorka Mohamed restent bien les puissants, les m’as-tu-vu de ce Monde, ceux qui la ramènent et s’abîment dans un même temps dans la sur-représentation de leur être, qui se font « tirer le portrait » avec la distinction que confère l’enrichissement d’oripeaux, de perruques, de médailles et de dentelles empesées. Bien que le cubisme invoqué dans ce cas ait plutôt l’air d’une cuisse de sauterelle amputée ayant visiblement du mal à enfourner chaussure à son pied pour shooter dans une balle de tennis anachronique , l’effet est réussi : ça en rajoute pour mieux se faire voir !
A mieux le considérer, quelques indices viennent s’ajouter au résultat : ça flotte sciemment entre la citation de portraits aussi classiques que vénérables que l’on range dans nos rayons d’histoire de l’art plutôt baroque, affublés d’un look BD délirantes comme celles commises par les déglingués californiens qui puisaient volontiers dans les substances vaguement prohibées du Peace and Love des années 70. Entre Velazquez et Crumb, quoi. Mais pour pousser plus loin le nœud gordien des origines, on s’accorde à reconnaître qu’on est proche d’une esthétique très « bad painting », cette floraison destructrice qui décorait en superlatifs voyeuristes les vrombissements punk des débuts avérés du post-moderne. Ouf ! Gorka Mohamed revendique tout ça lorsqu’il précise que ses intentions prioritaires restent de « montrer l’angoisse que ressentent les gens, de plus en plus apathiques face à un environnement saturé par les médias et les images qui éliminent toute pensée critique » et qu’il essaie de combattre en « déconstruisant les écheveaux du monde culturel actuel par le parti-pris d’embobiner des données largement contaminées mais dont la toxicité peut agir comme thérapie ». Autrement dit, plus tu mélanges l’apparence du trivial et plus tu mets justement le doigt sur le pire dont il convient de se débarrasser. Il n’a pas tort en cela, c’est depuis longtemps le b a ba de toute velléité anti-conformiste, soit, pour rester dans le champ de l’art l’opposition du « good » et du « bad ». Le paradoxe reste que souvent on confond le « bad » et le « ugly », c’est à dire que c’est « mauvais » lorsque le résultat est « laid » et qu’il peut être voué aux gémonies aussi diverses qu’avariées. Sans trop de surprises, Gorka Mohamed avoue son appétence pour les derniers tableaux dégoulinants de De Chirico et pour la « période vache » de Magritte, - bien qu’il faudrait se demander si ce dernier, se faisant, ne confirmait pas un amour de même nature pour la peinture qu’il semblait maltraiter -, quand ce n’est pas quelques méchantes toiles d’un Dali andropausé où on la Montre molle... Car au bout du compte, et à bien regarder, ce n’est « ugly » que si c’est très bien fait, maîtrisé, techniquement époustouflant, comparable ou mettant au défi les codes et les critères de ce qui entérine a priori la beauté autoritaire du « good », le « bad » se promenant lui dans d’autres appréciations où souvent la moralité pointe son nez.
Regardons mieux les tableaux de Gorka Mohamed, ils répondent exactement à ce type de défis. C’est diantrement bien enlevé, plein de glacis et de moirures, super léché, recouvert de fines couches de couleurs, utilisant une palette diaphane digne des ateliers les plus académiques. La gueule écrabouillée de The Hackney Wick Drafter, qui semble avoir été passée à tabac et reconstituée avec des éléments aussi disparates qu’un semblant de clou tordu, un lézard dodu coincé contre un grillage, un bidule qui oscille entre le fer à repasser ou une pompe manuelle de gonflage comme couvre-chef, un œil éviscéré et une barbe hirsute digne du plus bel art abstrait informel est un concentré de techniques et de citations stylistiques, remémorant dans ce cas la saga créatrice d’un Phillip Guston pour lequel il avoue un affect singulier, empruntées et empaquetées dans un cabas en osier, tel que semble, vaguement, le préciser le titre. C’est un art de l’imbrication, de l’amalgame apparent, du ficelage et du bien emballé, mais où ça tranche net. Comme si pour oser être irrévérencieux et couper le cou des puissants, il fallait d’abord bien les exécuter !!
Ramon Tio Bellido, 2019