FRANCK EON
SKELETONS AND ILLUSIONS
PARIS – 05/09/2013 - 12/10/2013
BORDEAUX - 10/09/2013 - 12/10/2013
Lorsque l’on tente de faire dialoguer des images, le nerf du problème consiste toujours à ne pas leur faire tenir un discours trop univoque. La solution de Franck Eon est la suivante : détruire la signification et retourner au sens de surface. On doit à Saussure d’avoir distingué les éléments de la langue : le signe linguistique se décompose en un signifiant (« l’image acoustique ») et un signifié (« le concept »). L’image désigne un concept qui se cache derrière elle, elle doit disparaitre pour le désigner. Le sens fonctionne au contraire dans l’élément de la surface. Rendre aux images leur capacité à tenir un dialogue, sans pour autant leur faire désigner un concept univoque, cela veut donc dire : les ramener à la surface, détruire la profondeur et son jeu bien réglé de significations de manière à libérer le sens. La méthode sera en définitive assez simple : faire proliférer les images, les démultiplier, les citer, les déformer.
Alors, quels sont les éléments du dialogue ici ? Apparemment, rien, ou presque : un panneau de bois découpé, rythmé par des à-plats et des dégradés de couleur. On pourrait, bien sûr, reconnaître dans la peinture sur bois les échos d’une longue tradition, se développant, à partir du 13ème siècle et pendant la Renaissance, dans les retables éblouissants de maîtres comme Cimabue ou le Titien par exemple – mais ici c’est du contreplaqué, et la moindre noblesse de l’acrylique cohabite avec la grandeur de l’huile. Tradition en toc. On pourrait aussi reconnaître, dans les différences de technique picturales employées dans ce panneau de bois découpé, outre une possible allusion à Herbin, une sorte de résumé des recherches formelles que la modernité a pu explorer (aplats et zones à la pâte plus travaillée, découpe du support pour l’intégrer à la surface, effets d’optiques qui en résultent, etc.). Dialogue avec la tradition, donc. Mais aussi avec le passé de son propre travail (le rouge du panneau peint renvoyant à une peinture antérieure Jeune Derrick au turban dans laquelle l’artiste citait une sculpture d’Anita Molinero de 2005). Les lieux vides et neutres de ses Natures mortes d’espaces apparaissent comme des projections prémonitoires d’un lieu d’exposition dont l’artiste fantasme l’existence. L’étrange palette de couleurs utilisée dans ces peintures trouve son origine dans les précédentes pièces de l’artiste mais aussi dans les tons désaccordés des réglages par défaut des logiciels de modélisme assisté par ordinateur.
Mais, au fond, ce jeu de renvois n’intéresse pas Franck Eon : l’important, c’est de faire cohabiter les images, retrouver, derrière la signification qu’on leur attribue, leur capacité à produire du sens. Répéter, répéter, remuer sans cesse la même matière visuelle, pour oublier ce que l’on a vu, et le reconfigurer :« fourchettefourchettefourche ètte four chette fou rché tefour ché te fourche ètte… ». Et les images, libérées de ce qu’elles désignent habituellement peuvent enfin se rencontrer. La question de l’artiste (peintre, vidéaste, collagiste) est alors la suivante : comment faire tenir ensemble tout ça ? Comment faire un monde avec des images, alors que celui qui nous entoure semble déjà diffracté par et dans leur circulation permanente ? C’est une question politique : différences, incompatibilité, et malgré tout, exigence que « ça tienne ».
Enfin, l’élément sans doute le plus important consiste à regarder. On verra que tout l’effort de Franck Eon est tendu vers cet objectif : retrouver un regard plus innocent. Et paradoxalement, un tel objectif implique la géométrie, et un minutieux travail d’enquête. Connaissance du monde et images du monde. Même produire un simple trait implique de passer par tous les recoins du réel que les images nous présentent. Dans une société où l’on sait les liens entre certains projets politiques et un possible fascisme de la ligne droite, où l’on sait que la complexité des existences humaines se plie difficilement à la rigidité de la ligne droite, l’important, c’est encore la géométrie. C’est au fond le seul problème du peintre : comment tracer une ligne, encore et toujours ? C’est en effet un autre aspect important du travail de Franck Eon : la compilation d’images, la reprise et la déformation de ce matériau accumulé sur ordinateur – grand stock du visible, amassé lentement, sans hiérarchie autre que la puissance des images, où la proximité leur permet de vivre une vie secrète et muette. La géométrie, correctement articulée, pourrait être leur langue.
Le monde qui se constitue au travers de ces citations répétées, ce n’est donc pas celui de l’art, mais c’est celui des images elles mêmes : tout le travail de l’artiste consistera à les libérer de leur contexte initial d’énonciation, pour les rendre à leur vie d’images. Défaire leur usage de signe, pour les rendre à leur nature (une femme, avec un regard étrange, me scrute, ou regarde au travers de moi, dans l’espace vide).
Art, banalité, utopie.
Franck Eon se livre donc à une dé-hiérarchisation et à une multiplication des images, un grand brassage des reflets brisés. Un scepticisme profond, mi-ému mi-amusé, imprègne en effet sa pratique. Impossible de croire en la possibilité, pour un mouvement artistique, de révolutionner de manière définitive l’esthétique – et encore moins la politique, la vie quotidienne des hommes. Impossible, dans ces conditions de proposer une nouvelle utopie artistique. Alors, que faire ? Simplement jouer avec les références, jongler post-moderne une fois la grande fête de l’Histoire terminée ?
L’utopie c’est le non-lieu. L’artiste propose un déplacement : dans ce non-lieu. Vivre dans l’ou-topos des images, dans le non-monde qu’elles impliquent virtuellement, du fait de cette spectralité propre, et que le travail pictural doit manifester, par les rapprochements qui s’imposent. Toute la difficulté est donc là : faire tenir ensemble les images de manière à ce que l’on sente la tonalité affective essentielle de ce non-lieu dans lequel elles baignent. Mais nulle nostalgie dans tout ça : on pourra voir la beauté de ces espaces pour elle-même, parler une langue faite des débris des rêves modernistes, une langue pour le futur, peut-être. L’utopie, en un sens dérivé, c’est en effet le monde à venir, la promesse d’un univers où les problèmes présents seraient résolus. Dans son grand parc d’attraction à la banalité un peu émouvante et un peu risible, déserté avant même l’ouverture, Franck Eon propose une utopie paradoxale : une utopie de la contemplation, un retour à une plus grande sensibilité aux images, aux objets – au monde. L’utopie d’un regard primitif.
Peindre comme un primitif.
Tout l’enjeu est donc de libérer les images par le moyen de la prolifération, de la citation, reprise, répétition. Mais, libérant les images, l’artiste se libère aussi du poids d’une certaine tradition. La libération des images est aussi la libération du peintre, et inversement. Au fond, la tache est très pragmatique : réapprendre à regarder la couleur jaune, le rouge, etc. Savoir de nouveau voir, dans le système de hiérarchies que l’on nomme la culture, ce sur quoi l’on ferme généralement les yeux. Remettre tout à plat, et faire coexsiter toutes ces images, indépendamment de leur provenance, sans pour autant considérer que toutes se valent : certaines sont plus puissantes que d’autres, et cette puissance se manifeste dans leur capacité à mettre en forme le regard. Il s’agit donc de rien moins que de réapprendre à regarder et à peindre – à ce niveau c’est la même chose. Mettre de côté les hiérarchies établies au sein du visible, pour pouvoir à nouveau réellement voir. Et pour cela, rendre la vie aux images, apprendre à déceler celle qu’elles ont en propre.
Peindre comme un primitif, cela ne signifie donc pas uniquement retrouver une sorte d’innocence propre aux peintres du début de la Renaissance, reprendre ce geste de liberté relative gagnée par rapport à la religion, notamment en se référant à la tradition antique, c’est surtout faire l’aufhebung de la tradition moderne et de ce qui l’a suivie, la dépasser de l’intérieur. C’est, en définitive, sortir de l’histoire : être primitif aujourd’hui, être capable de peindre le monde comme si l’on ne l’avait jamais vu, comme si des images et tout une tradition ne s’étaient pas intercalés entre nous et le monde ; mais aussi, prendre ces images pour ce qu’elles sont : des présences, des matrices visuelles. Ne pas en être dupe, tout en continuant d’y être sensible. Cela signifie : les recevoir comme des présences, comme l’incarnation temporaire et partielle d’une chose qui continue sa vie invisible en dehors des toiles et des vidéos : elles sont des puissances, elles ont une chair immatérielle, et comme telles, elles agissent. L’image vit : existence spectrale dans les limbes de l’invisible, qui ne l’empêche pas de produire des effets dans le réel.
Guillaume Condello