Damien Mazières

Texte du catalogue monographique parue a l?occasion des expositions personnelles à la galerie des projets du CAPC à Bordeaux et à la Zoogalerie à Nantes

Le regard que pose Damien Mazières sur les villes contemporaines pourrait être celui d?un extraterrestre visitant la terre après que celle-ci ait été désertée par ses habitants. Tout est désert, muet, impénétrable, plombé, et fascinant. Les HLM, les cités administratives, les réseaux routiers, toutes ces structures inventées par et pour les hommes apparaissent dans ses peintures comme des lieux non pratiqués, non effectués, où sont évincées toutes notions identitaires, discursives, relationnelles, historiques. Ne restent que les lignes, plans, cadres, rythmes, vides, pleins, et couleurs hallucinées.Les innombrables signes géométriques qui dessinent l?environnement urbain se révèlent en tant que tels, froidement, brutalement, tout comme les structures qui permettent de canaliser et de distribuer les hommes dans l?espace, les différents systèmes de différenciations et de cloisonnements : les parkings, les autobus, les bars de TGV, les salles de conférences, les immeubles sont vus comme autant d?agencements de cages dans lequel il ne reste plus qu?a se ranger.
Une curieuse peinture figurative sans récit, qui évoque un sentiment de torpeur, de léthargie. La ville et le paysage urbain, engourdis, dépossédés, de leur fonction, semblent plongés dans un temps suspendu. Les signalétiques n?indiquent rien, les feux ne sont ni rouges ni verts, les fenêtres ni ouvertes ni fermées. Les lumières artificielles, les ciels aux couleurs irréelles rendent incertaine toute tentative de discernement entre le jour et la nuit. Si, paradoxalement, tout évoque le collectif, rien n?est humain dans ces images. Pas la moindre trace d?activité. Tout tend vers l?abstraction. Réinterprétation contemporaine du mysticisme d?un Mondrian : la géométrie, autrefois objet d?adulation, quête transcendantale devient ici l?objet d?un malaise, le fondement de l?aliénation et de la normalisation. La grille utopique prend, comme dans les tableaux de Peter Halley, les allures des barreaux d?une cellule; appréhendée comme le schéma directeur des
sociétés contemporaines : l?abstraction semble avoir perdu ses illusions.
Quant au médium pictural, il est singulièrement descendu de son piédestal. Les supports sont minces (cartons, plaques de bois), les éclairages des salles aux néons bleus et jaunes donnent aux couleurs des tableaux un aspect glauque, blafard, qui balaient l?aspect brillant de la peinture à
l?huile. Damien Mazières réalise aussi des vidéos projections de films ralentis à l?extrême, qui ne laissent apparaître que des formes géométriques évanescentes, sortes de tableaux vidéo dont la lumière - et le statut hybride ? perturbent la perception des autres tableaux. Les images deviennent encore plus flottantes, inquiétantes, autant du point de vue référentiel que du point de
vue formel. Le travail de Damien Mazières a ceci de singulier qu?il entretient une relation ambiguë à la relation à l?abstraction : il agence les deus sans les opposer; d?où le rapprochement avec l?univers de la science-fiction, que J.G. Ballard définissait comme l?espace où le monde intérieur de l?esprit et le monde extérieur de la réalité se rejoignent et se fondent. Il est peu probable que Damien Mazières opère une critique aussi féroce que Halley à l?égard des sociétés techno-scientifiques et postindustrielles dans lesquelles nous vivons. Son univers tient davantage d?un mix entre le réel et l?imaginaire, entre la veille et le rêve (ou le cauchemar); si ses tableaux sont désincarnés, c?est aussi qu?ils ne sont pas loin de ces visions oniriques qui nous plongent dans des lieux gigantesques et déserts dont il nous est impossible de prendre la mesure, que nous ne parvenons jamais à cerner, encore mois à habiter.
La renonciation à habiter, à demeurer. Les espaces que peint Damien Mazières sont à l?opposé du lieu anthropomorphique qui induit des notions de parcours (entrée, sortie), de temporalités variables (jour-nuit; intérieur-extérieur; activité-repos), de rencontres, de choix, de tensions, de surprises, de contradictions. Si les hommes sont absents de ces images, c?est sans doute qu?ils les ont quittés, lassés de circuler dans ces espaces génériques compartimentés et systématisés, laissant là cadres et structures, lignes et plans de la société future idéale rêvée par les modernes; leur préférant peut-être une autre forme d?utopie.



Elisabeth Wetterwald