Une interview de Liudvikas Buklys
Par Chris Fitzpatrick
CF : Je suis à San Francisco, et vous ?
LB : En ce moment, je suis à Gans.
CF : Ok, donc je vous appelle avec neuf heures de décalage. Avec ce temps décalé, il semble approprié de dire que beaucoup de vos projets semblent représenter des études préparatoires de vos oeuvres à venir, ou des propositions qui pourraient ne jamais être réalisées - un modèle en bois d'une architecture d'exposition, des études pour une sculpture enterrée ou pour des pots de fleurs. Ce ne sont pas tout à fait des maquettes ou des plans, on ne peut pas les réduire à cette fonction. L'étude préparatoire se suffit-elle à elle-même, ou arrive-t-elle à susciter une image mentale de ce qu'elle suggère pour la suite, et cette image mentale est-elle suffisante ?
LB : Il s'agit de proposer ou de créer un document qui contient une certaine idée, mais dans lequel l'idée n'est pas représentée ou achevée. Récemment, j'ai créé une oeuvre que vous avez vu à la Galerie Emanuel Layr à Vienne, appelée Etude pour une sculpture enterrée (2011). Dans un premier temps, j'ai pensé à la phrase ? « étude pour la sculpture enterrée » - comme une idée, ou un dilemme à approfondir à l'atelier. Qu'est-ce que je pourrais réaliser en relation avec des sculptures enterrées ? Puis j'ai vu l'exposition de Sol Lewitt avec les photos, où il avait enterré un cube. J'ai commencé à réfléchir à toutes les sculptures potentiellement enterrées ou cachées à travers le monde. J'ai d'abord réalisé des dessins, mais bien que ces esquisses ressemblaient à la structure qui en résultait, Etude pour une Sculpture Enterrée est plus comme un ami de sculptures enterrées qu'une sculpture enterrée en soi.
CF : Une sculpture amicale ?
LB : Il est vrai qu'il y a de nombreuses sculptures enterrées à travers le monde, et c'est ce en quoi consiste l'étude.
CF : Est-ce qu'elle fonctionne de manière rétrospective ? comme une étude à l'envers ?
LB : C'est une étude sur les choses dissimulées, les choses que ne pouvons qu'imaginer et non voir. C'est plus l'idée de la sculpture ; l'idée de l'objet qui réfléchit à des sculptures impossibles, mais qui apparaît sous la forme d'une sculpture.
CF : J'aimerais rencontrer une sculpture sensible. Qu'en est-il des études pour les pots de fleurs ? En 2010, je les ai vus dans votre exposition Etude à Enrico Fornello à Milan. Les cercles en fer noir semblaient flotter, dépassant délicatement du mur, comme un périmètre suggérant bien plus que les pots absents. J'imaginais la végétation qui pouvait y pousser : aromatique, romantique, facétieuse, telle un hologramme, cognitive, et ainsi de suite.
LB : Les pots de fleur sont faciles à imaginer. Ils varient, bien entendu, mais l'image qu'ils évoquent est toujours celle d'un pot de fleur contenant une fleur. Si vous placez un pot de fleur dans un intérieur, l'intérieur change et, de même, l'intérieur peut être modifié à nouveau en enlevant le pot de fleur. Mais aussi « l'idée » du pot de fleur.
Chien du voisin : ouaf, ouaf, ouaf.
CF : Je me demande ce que dit le chien ? Bref, vous avez dit quelque chose sur l'idée du pot de fleur ?
LB : Je pense que le chien essayait de dire que les pots de fleur étaient initialement utilisés pour transporter des plantes par bateau d'un continent à un autre. Donc mon intérêt pour les pots de fleur est plutôt lié à l'idée de transporter les choses, et transporter l'idée des choses.
CF : Ca me rappelle Peinture Déballée (2009), à qui vous avez donné un titre descriptif puisqu'il s'agit d'une vieille peinture déballée et visible, mais exposée dans son matériel d'emballage, qui crée une sorte de un socle ou structure pour la peinture. D'ailleurs, l'homme qu'elle dépeint ressemble beaucoup à Christopher Walken. Je sais qu'elle avait été déballée à Croy Nielsen à Berlin, non ? Est-ce que cette peinture itinérante représente un objet qui acquiert du sens à travers sa diffusion, ou est-ce qu'il s'agit d'un objet trouvé avec un lot de significations autre que son contenu représentatif ? Je ne l'ai pas encore ouvert, donc je ne sais pas.
LB : Absolument, en ?
Chien : Ouaf, ouaf, ouaf, ouaf, ouaf.
CF : Liudvikas, est-ce que vous m'entendez ? Je pense vous avoir entendu dire quelque chose sur le fait qu'à l'époque soviétique, les peintures devaient être cachées ? Est-ce que Peinture Déballée traite de la disparition et de la réapparition des peintures ?
LB : Oui et non. Ce n'est pas que toutes les peintures étaient cachées, elles étaient accrochées quelque part, mais c'était illégal de les vendre. En 1987, les brocantes et les marchés aux puces sont apparus. La peinture appartenait à un homme qui l'avait achetée en 1989 pour environ dix dollars dans un marché aux puces improvisé dans le coffre d'une voiture. Un mec a ouvert le coffre et a dit : « Est-ce que vous voulez acheter cette peinture ? » Elle avait été conservée dans un grenier, mais je l'ai trouvée des années après et je pensais qu'il serait intéressant de comparer le réseau ou marché de l'art contemporain avec ce marché noir ou ce réseau de troc et d'échange des choses.
CF : J'ai une question sur votre exposition avec Antanas Gerlikas en 2008 à Tulips & Roses.
LB : And then came Johny.
CF: Dans le communiqué de presse en anglais, quand les lettres « f » et « i » apparaissent ensemble, elles sont remplacées par un point d'interrogation, comme « ?rst » pour « first », ou « ?nally » au lieu de « finally ». Cette substitution était-elle nécessaire pour des raisons de phonétique, de physionomie, de typo, pour les hypothétiques implications de son inversion en « if » [« si »], ou quelque chose de complètement différent ?
LB : Je pense que c'était juste une erreur. Je ne pense pas que cela ait été fait intentionnellement, mais vous connaissez le f-hole (l'ouïe de violon) de Gintaras [Did'iapetris], j'imagine ?
CF : Oui, les Post Brothers et moi l?avons montré à SC13 l'an dernier. Il avait une jolie résonance.
LB : Partout où apparaît le « f », le trou apparaît également.
CF : Vous avez créé au moins deux portraits du sculpteur et faussaire lithuanien Ignacy Julian Ceyzik, et sous plus d'une forme. C'est approprié puisque Ceyzik lui-même s'est représenté sous différentes formes, avec son nom apparaissant comme - veuillez excuser ma prononciation : Cyjzyk, Cejzik, Ceizik, Cejzych, Ceyzik, Cezik, Cidzik, Cydzik, Zejzyk, et Zyjzik, selon votre texte. L'un des portraits a été montré à Tulips & Roses ; c'est une sculpture abstraite, angulaire en pâte à modeler grise, alors que l'autre, exposé chez Emanuel Layr, est une peinture murale - douce, bleue, et dans la forme ambigüe d'un arc. Pouvez-vous me parler de ces permutations ? Y en a-t-il d'autres ?
LB : L'histoire de Ceyzik m'accompagne depuis longtemps. Lorsque j'ai étudié la sculpture à Vilnius, le professeur d'art nous a parlé de Ceyzik pour rire, lors d'une conférence sur les artistes du dix-neuvième siècle. Quatre ans plus tard, j'ai décidé de réaliser quelque chose sur cet artiste, mais le professeur n'était plus là et je n'ai rien trouvé sur lui. J'ai demandé à des amis s'ils se souvenaient de la conférence, mais personne ne s'en rappelait. Je commençais à me dire que je l'avais imaginé, comme si je l'avais rêvé. Puis par pure coïncidence, j'ai trouvé Ceyzik sur une liste de criminels lithuaniens célèbres. Comment pouvais-je réaliser son portrait ? Je pensais que ça serait idiot de déduire des choses, de créer des éléments faux par exemple. J'ai décidé de fabriquer des pièces qui dissimulent l'histoire ou dissimulent la manière de faire les choses, plutôt que de les montrer.
CB : Donc l'objet est en fait un véhicule qui porte l'histoire de Ceyzik, et vous réalisez le portrait de son histoire, et non pas de ses traits ?
LB : Oui, les objets que j'ai fabriqués ont un certain lien avec Ceyzik, mais il s'agit plus d'installer son histoire dans l'espace de galerie, et voir comment les gens racontent l'histoire à nouveau. L'oeuvre de Ceyzik ne se trouve pas vraiment dans les musées. Il figure en premier lieu dans la liste des criminels, donc je pensais utiliser ce que je savais de lui pour réaliser un portrait qui apparaît dans l'espace, mais encourage aussi certains sujets de conversations.
CF : D'après ce que je comprends, Ceyzik a redonné ses lettres de noblesse à l'argile à une époque où c'était démodé. Est-ce que ça a joué dans votre intérêt pour Ceyzik ?
LB : La manière dont il cernait l"ornementation à cette époque est aussi importante. C'était le début du dix-neuvième siècle et il réfléchissait entièrement à travers la structure. Pour Ceyzik, l'ornementation était un fragment de la structure.
CF : Il y a un air de mystère autour de Ceyzik que je retrouve dans votre impression Rencontrer un homme qui sait où l"or est enterré (2009). Le titre est suffisamment suggestif, mais à qui appartient l'or que l'homme cherche ? C'est un bon moment pour l'or, décidément plus que pour l'argile, avec la crise et tout le reste.
LB : C'est une histoire vraie. Après les études sur les pots de fleurs, qui parlaient beaucoup plus du contexte, des rectangles, de l'art conceptuel, du modernisme des années 60, des pots de fleurs, et du design fonctionnel, je réfléchissais à comment entrer dans un espace qui concerne plus les choses inexistantes, ou à des histoires, des légendes ou des mythes. Par chance, je me suis mis en contact avec des chasseurs de trésor, qui m'ont amené sur certains de leurs périples. Une fois, nous sommes allés dans un village et nous avons rencontré les habitants qui nous ont dit qu'ils savaient où de l'or avait été enterré. Nous sommes allés dans les bois, mais dans deux voitures. L'autre voiture transportait nos amis, car les chasseurs de trésor ne voulaient pas montrer l'or à tout le monde. Ma copine a pris une photo depuis la voiture et, lorsque j'ai vu la photo plus tard, j'ai vu cette belle situation sans objet dans laquelle seuls la conversation et le mythe apparaissent, et le paysage. J'imagine désormais les expositions comme un espace de conversation, où certaines idées de langage ou manières de comprendre les choses peuvent se développer.
CF : L'or est une autre sorte de sculpture enterrée.
LB : Oui, et ce que j'aime est qu'ils utilisent le terme « soulever ». Ils ne disent jamais « Nous l'avons déterré ». On soulève l'or de la terre. On soulève les choses d'une certaine manière, afin qu'il y ait une sorte de visibilité. Néanmoins, ce qui m'intéresse sur les choses qui sont enterrées ou dissimulées n'est pas le fait qu'elles soient vieilles ou liées à l?archéologie ou la nostalgie. Pour moi, il n'est pas question du passé.
CF : Parce que je ne pouvais pas voir l'or dans la photo, je commençais à penser aux liens entre les gens et les objets ? la recherche, la spéculation, l'entrée sur les marchés noirs, et localiser les choses qui existent ou pas. S'agit-ils moins de l'or que de la rencontre en soi ?
LB : C'est l'idée principale, mais peut-être qu'on nous demande aussi de réagir à l'espace autour de nous quand on voit une photo. Il est question de rencontres, mais aussi de comment les réseaux et les relations peuvent nous amener quelque part.
CF : Dans le texte de Jonas Zakaitas pour votre exposition monographique Liseron en 2010, j'ai lu que tout était un dispositif optique. Etes-vous d'accord ?
LB : Je suis d'accord en ce qui concerne cette exposition. Jonas a écrit le texte et j'ai pensé, oui, c'est si universel. Cela crée un bon système ? un dispositif optique vous voit, et vous voyez des choses à travers, mais en même temps il dissimule quelque chose d'autre. L'étude des pots de fleurs est un dispositif optique pour voir des pots de fleurs. D'une certaine manière, le texte fonctionne séparément aussi. Liseron était une exposition avec un texte pour une autre exposition.
CF : Et bien entendu, le texte en soi est aussi un dispositif optique. Ne trouvez-vous pas que votre travail a des fois un effet sur lui-même ?
LB : L'architecture que vous avez citée précédemment, Sans Titre (Architecture d'Exposition « Une Chose Fait Tournoyer une Feuille avec le Vent ») (2010), a été réalisée pour une exposition à Riga, avec Gintaras, Elena [Narbutaite], et Antanas. C'était une sorte d'exposition auto-générée, que nous avons choisi de montrer dans une salle de conférence. On ne voulait pas utiliser les salles blanches. Gintaras m'a demandé si je voulais créer une architecture pour l'exposition, et nous pensions qu'elle pourrait être transportable et réutilisable plus tard. Je suis allé à l'atelier de menuiserie avec cette idée et j'ai dit : « J'ai un problème. Je dois réaliser une architecture transportable, mais il n'y aura rien accroché dessus, elle sera toute seule ». Nous avons donc commencé à faire des esquisses et nous sommes arrivés à cette forme. Je pensais à la manière dont les expositions génèrent un certain langage ou introduisent certains termes ou idées, et c'est cette forme d'idées qui apparaît dans l'exposition.
CF : C'est donc une architecture de réflexion ?
LB : Eh bien, ce n'est pas une maquette ou une proposition. C'est une architecture et c'était une architecture dans l'espace. Elle a une matérialité. Une partie de l'idée était de voir comment elle pouvait être déplacée après, étant une architecture d'une exposition passée. Donc, pour répondre à votre question sur la causalité entre les oeuvres, ou comment quelque chose peut avoir un effet sur lui-même, j'aime voir ce qu'il se passe quand le titre apparaît dans la liste - que ce soit dans un portfolio ou ailleurs - parce que l'on peut voir quel type de langage apparaît. Parfois les liens sont inattendus. Parfois il y a une sorte de silence.
CF : Connaissez-vous Nicolas Matranga ?
LB : Oui, je le connais. Il était justement présent à Vienne.
CF : Il fait un contresens intéressant sur votre portrait de Ceyzik. Il disait que le dessin mural avait la forme d'un arc-en-ciel. Je crois qu'il voulait dire qu'il y a souvent un ciel bleu derrière un arc-en-ciel, mais que ce ciel bleu inexistant était seulement visible à travers l'arc de l'arc-en-ciel, qui n'était pas là non plus. Sa description me fit penser au film Prédateur, et comment l'on peut voir les aliens, même lorsqu'ils en sont en mode invisible, les présences visiblement absentes des aliens rendant abstraites la jungle. Sa lecture est une lecture très différente de ton travail.
LB : Un arc-en-ciel bleu, d'accord.
CF : En fait, un arc-en-ciel pour regarder le ciel bleu à travers l'arc de l'abstraction.
LB : J'utilise les termes « stratégies de secours » ou « structures de secours » afin de faire référence aux histoires que je vous raconte ou à l'information qui émerge des conversations sur mon travail. D'une certaine manière, elles apparaissent comme des personnages qui participent avec une certaine indépendance - à leurs propres vies - et c'est ce que l'on peut appeler une stratégie pour fabriquer les choses. Pour moi, ce qui est plus intéressant est le langage en soi, et comment il peut amener à prendre des décisions. Comment pouvons-nous élaborer cette forme ? Pouvons-nous conserver le personnage de ce dessin ? Ils acquièrent leur indépendance d?une certaine manière. Ils apparaissent ensuite tels un arc-en-ciel bleu.