Projection des films de l'artiste jusqu'au 17 mars 2018.
Logique du doute
Penser au travail d’Ignasi Aballí et aux oppositions et inversions qu’en permanence il convoque soudain fait resurgir cette phrase au combien célèbre de Fernando Pessoa, tirée de son Livre de L’intranquillité : « La solitude me désespère ; la compagnie des autres me pèse. »
Une analogie quelconque entre l’artiste catalan et l’écrivain portugais pourrait paraître parfaitement incongrue et hors sujet tant ce dernier, notamment, a inscrit sa trajectoire littéraire dans le cadre d’une fiction radicale ; fiction parfaitement étrangère à l’univers d’Aballí qui, tout au contraire, ancre son œuvre dans un réel qui lui en fournit matière à réflexion mais aussi matériaux : qu’il s’agisse d’objets, de coupures de journaux, de formes d’enregistrement diverses, de mesures ou d’occurrences du spectre des couleurs entre autres exemples.
Mais pourtant… D’un côté comme de l’autre, avec des référents et des ressorts certes forts différents, se fait jour une lecture, une analyse du monde qui pour beaucoup tient dans une observation scrupuleuse et lucide non de son absurdité mais des éléments qui en rendent la lecture complexe, parce que bâtie sur des incertitudes et des oppositions vertigineuses et sans fin.
Si la présente exposition est intitulée « presque invisible », la précédente de l’artiste dans l’ancien lieu de la galerie en 2015 avait pour titre « presque visible », tandis que l’exposition que lui consacrait en 2016 le Museo nacional Centro de arte Reina Sofía, à Madrid était titrée « sans début / sans fin ».
Pessoa encore : « J'ai pris une telle habitude de ressentir le faux comme le vrai, les choses rêvées aussi nettement que les choses vues, que j'ai perdu la capacité humaine, erronée me semble-t-il, de distinguer la vérité du mensonge. » S’il n’est chez Aballí nulle préoccupation relative au mensonge, est par contre toujours à l’œuvre une incertitude relative à la vérité établie.
Ainsi lorsqu’il expose une longue suite de près de deux-cents feuilles de papier sur chacune desquelles est inscrit, à peine lisible, le terme « presque » suivi d’un adjectif à chaque fois différent (Almost, 2018). Rien n’est donc beau, mais « presque beau ». L’adverbe est récurrent et tenace, signe d’une impossibilité à retenir une signification définitive, à enfermer la lecture, et surtout à signifier un accomplissement.
De cette instabilité constitutive du réel, de la difficulté – de l’impossibilité ? – à s’assurer que la nature même des choses est bien conforme à ce que l’on croit, Ignasi Aballí tire une œuvre complexe basée sur des rapprochements et des oppositions qui impose à l’autre, au spectateur, la nécessité d’opérer des choix, de décider quelle lecture il embrasse in fine de ce qui lui est soumis.
Dans sa Traduction d’un dictionnaire japonais (2018), qui prend la forme de collages de plages de couleurs découpées dans des journaux, qui là encore pourraient sembler être sans fin, se fait jour une forme d’absurdité ; si ces associations trouveraient une utilité dans des cahiers de tendances utilisées par les acteurs de la mode ou du design, elles constituent un répertoire visuel qui éventuellement pourrait trouver à être traduit dans les champs mentionnés mais qui ne constitue nullement lui-même une traduction. Avec en outre, autre source de confusion, l’usage du journal qui est bien l’un des derniers endroits où l’œil va véritablement prêter attention à la couleur.
Pessoa de nouveau : « La seule réalité pour moi, ce sont mes sensations. Les choses n'ont de valeur que par l'interprétation qu'on en donne. »
Entretenir le doute, laisser ouverts les possibles, se nourrir des incertitudes, outre que cela contribue à éviter l’enfermement (Pessoa toujours : « Passer des fantômes de la foi aux spectres de la raison, c'est simplement changer de cellule. »), a pour conséquence ici de constamment maintenir en alerte la réflexion certes, mais aussi de maintenir une instabilité qui confère aux choses un caractère vivant, qui permet de ne rien figer, car toujours manque un détail ou un fragment qui permettrait d’assurer que « l’objet » considéré se livre de manière complète ou achevée.
Ainsi de ce récipient de laboratoire en verre, qui fut brisé avant que l’artiste ne tente de le reconstituer au mieux (Tentative de reconstruction, 2018). Au-delà de l’absurdité de l’idée même et du défi à la logique qu’elle constitue, l’imperfection qui en résulte, nourrie par cette nature incertaine qui induit la curiosité, ouvre la voie à l’exploration d’un infime paradoxal dans lequel viennent se glisser les œuvres d’Ignasi Aballí. Ainsi encore de ces parenthèses au mur, entre lesquelles n’est lisible que du blanc ((…), 2018). L’artiste semble en effet s’ingénier à s’immiscer dans les entre-deux afin d’ausculter le réel, non pas dans sa contingence assurée mais dans ses failles et ses interstices ; dans sa potentielle part d’ombre presque.
Pessoa enfin : « La vie entière de l'âme humaine est mouvement dans la pénombre. Nous vivons dans le clair-obscur de la conscience, […]. » Là où s’infiltre le doute… ?
Frédéric Bonnet
Films projetés :
Pictures without Words, 2012, film 16mm numérisé, 10 minutes
Words without Picturess, 2012, film 16mm numérisé, 10 minutes
This Is Not the End, 2012, film 16mm numérisé, 10 minutes
Available, 2016, 10 minutes
Film Proyección, 2012, film 16mm numérisé, 90 minutes
One image movie, 2016, 20 minutes
Reflexión (Passion), 2009, 93 minutes
Revelacions, 2005, 58 minutes