« Mes films sont fait contre le cinéma et contre la télévision ».
Harun Farocki
Né en 1944 à Novy Jicín en Tchécoslovaquie, alors annexée par l'Allemagne, Harun Farocki étudie à la Deutsche Film und Fernsehakademie à Berlin où il travaille actuellement. Réalisateur et éditeur de la revue Filmkritik entre 1974 et 1984, il est aussi théoricien de l'image. Depuis les années 60, il ne cesse d'explorer la forme du film-essai comme genre cinématographique et programme théorique. Il déploie dans son travail une rhétorique visuelle afin de dénoncer les utilisations déviantes de l'image dans l'espace social. Le cinéma est ici une pratique sociopolitique, un outil de démonstration tactique, militant et subversif, mis à disposition du public, pour nettoyer le visuel de son instrumentalisation.
Ainsi Respite (2007) est la reconstruction d'un film tourné en 1944 à Westerbork par Rudolph Breslauer. Westerbork était en 1939 un camp de réfugiés hollandais, devenu en 1942, après l'occupation de la Hollande par les nazis un camp de "transit" vers les camps de concentration. Farocki y commente visuellement et critique idéologiquement les images originales au moyen d'intertitres blanc sur fond noir, il procède à une lecture interventionniste du film et de l'Histoire de la déportation. Dans Immersion (2009) il filme à l'Institute for Creative Technologies la thérapie de vétérans traumatisés par la guerre. Le centre expérimental développe et utilise l'image virtuelle et les jeux vidéo pour recruter, entrainer les soldats mais aussi pour les soigner. Durant une session exemplaire l'un des soldats porte un casque, il est immergé dans une guerre virtuelle en 3D tandis qu'un psychothérapeute l'exhorte à se remémorer les moments de trauma. Le rôle de la technologie est étudié de film en film tant d'un point de vue utilitaire qu'idéologique et si les images ont comme point de départ le réel, Farocki s'applique à retrouver leur origine et leur destination initiale.
Harun Farocki a tourné Ein Bild (Une image) en juillet 83 dans les studios de Playboy magazine à Munich. Durant 4 jours il enregistre le processus de production d'une photographie sur laquelle une jeune femme doit apparaitre nue allongée sur un tapis dans un intérieur bourgeois. Une fois le décor de carton-pâte monté par les menuisiers, la playmate apparaît. La caméra de Farocki, maniée avec une précision mathématique, attentive au spectacle et à la démonstration d'un savoir-faire érotique cadre et documente la construction du tableau. Mais Ein Bild est avant tout un film sur le travail : celui du photographe, celui du modèle, la relation de travail entre le photographe et son modèle, le travail des techniciens, éclairagistes ou décorateurs, de l'ensemble du staff technique nécessaire à la production d'une image.
Le magazine commanditaire de cette image fut fondé en 1953 par Hugh Hefner à Chicago. Playboy promeut un certain style de vie masculin, une culture, une consommation et des photos de filles nues dont la première, nommée Sweetheart of the Month était Marilyn Monroe. « La femme nue au milieu, écrit Farocki, est un soleil autour duquel un système tourne : de culture, d'affaire, de vie! (Il est impossible de regarder ou de filmer le soleil.) On peut bien imaginer que les personnes créant une telle image, le poids que cela suppose, exécutent leur tâche avec tant de méticulosité et de sérieux, un sens de la responsabilité comme s'ils procédaient à la scission de l'uranium.»
La même année, Farocki filme Jean-Marie Straub et Danièle Huillet « au travail » durant le tournage de Klassenverhältnisse (Amérika, rapports de classes), film basé sur le roman inachevé de Kafka Amérika dans lequel Farocki lui-même joue le rôle de Delamarche. Le film de Farocki est à la fois un hommage au travail des deux cinéastes qui se définissaient aux-même comme «artisans» en réaction contre l'industrie cinématographique et, comme il le dit, un autoportrait : au travail sous la direction du couple il répète incessamment comme un ouvrier et jusqu'à l'épuisement les gestes et le texte. Au centre du processus filmique il endure aussi, comme la fille nue, ce que Walter Benjamin qualifiait de test : jouant devant un « comité d'expert », l'acteur, à l'image de l'ouvrier à l'usine, subit un test de contrôle. Sa performance est soumise à la mécanique et ce qui importe n'est pas tant la qualité de sa prestation que sa nature proprement humaine en lutte face à un appareil. Dans Ein bild, contrairement à ses films plus didactiques Farocki fait l'économie du commentaire et laisse l'image s'ouvrir par elle-même, le processus de sa construction entrer en scène. Il s'agit de faire un film, il s'agit de faire une image, un film sur une image.
Pour faire une image il faut de la lumière, c'est même la condition sine qua none de la photo-impression. Le photographe dans le studio tend les spots sur le corps de la playmate nue inondée de lumière qui cache, paradoxalement, la blancheur de sa peau. A l'instar des lecteurs de la revue, il caresse sans y toucher ses formes onduleuses. Et si ici la fille est fatiguée, si la pose de convenance érotique l'engourdie, si elle est un soleil, c'est parce que, au centre de la mise en scène elle est devenue la cible d'un horizon techniciste.
M.C.
http://chinese-girl-film.blogspot.com
Ein Bild
1983 / 16mm transferré on dvd / 25? / coul. / sound.
ChinaGirl remercie Harun Farocki, Antje Ehmann et Alice Motard