De rerum natura
Au cinquième chapitre, Luwuh décrit la méthode de faire le thé. […] D’après lui, l’eau de montagne est la meilleure, puis vient l’eau de rivière, et, enfin, l’eau de source ordinaire.
Il y a trois états d’ébullition : le premier, lorsque les petites bulles pareilles à des yeux de poisson flottent à la surface de l’eau ; le second, lorsque les bulles sont comme des perles de cristal qui roulent dans une fontaine ; le troisième, lorsque les vagues bondissent furieusement dans la bouilloire.
L’on fait rôtir le gâteau de thé devant le feu jusqu’à ce qu’il devienne tendre comme le bras d’un petit enfant, puis on le pulvérise entre deux feuilles de papier. L’on met le sel dans le premier bouillon, le thé dans le second ; dans le troisième, on verse une cuillère à pot d’eau froide pour fixer le thé et « rendre à l’eau sa jeunesse ». Puis on emplit les tasses et l’on boit.
Okakura Kakuzo – Le Livre du Thé
De l'art du thé aux figures du « neutre » de Roland Barthes. Du Zen au son des pierres. De la « musique d'ameublement » d'Erik Satie aux « chambres d'immobilité ». Les itinéraires qui traversent l'œuvre de Rolf Julius semblent se dérouler d'une façon circulaire, presque comme des circuits en boucle. Sa recherche pourrait être définie comme une archéologie de la contemplation, un art qui vise à récupérer, par le biais de petits rites, cérémonies, rencontres et soustractions, le temps de l'étonnement – cette « quiétude active » (pour reprendre un terme de l'artiste) nécessaire pour se mettre à l'écoutedes choses. Non pas tant pour en extraire l'essence ou en dénuder le sens selon les préceptes de la métaphysique occidentale. Mais plutôt, comme l'a formulé Roland Barthes à propos de l'esprit Zen, dans les termes d'un « réveil devant le fait, saisie de la chose comme événement et non comme substance ».
Si le réel est un ensemble de faits, une succession d'événements, l'art ne peut alors que se mêler au rythme contingent des choses, tout au plus en conduisant un jeu de permutations lui permettant de tisser de nouveaux liens avec les événements, de créer des circuits inédits. Mais cette volonté de déclencher des transformations reste néanmoins dissimulée dans l'objectivité d'une position liée à l'observation du réel – celle qui cherche, tout d'abord, à « recevoir quelque chose qui est déjà présent » selon les mots de Julius.
Une œuvre de 2001, présentée au musée Mattress Factory de Pittsburgh, est emblématique de cet art du « camouflage », celle d'un « artiste qui se mêle à l'environnement ». Ayant découvert une chauve-souris en hibernation dans un coin du plafond de la galerie, Julius place un tas de poussière dans l'angle juste sous l'animal et y dissimule l'un de ses petits haut-parleurs. La texture dense de sons naturels d’insectes et d’oiseaux qui proviennent de cet angle semble vouloir accompagner le sommeil de la chauve-souris (ou peut-être en préparer le réveil). Il s'agit de Corner piece (bat), œuvre affichant l'approche essentiellement in situ de Julius, mais qui dans un sens révèle aussi l'ambiguïté, l’aspect transitoire du statut de son art. D'un certain point de vue, les œuvres de Julius semblent aspirer à une forme de fusion avec la nature. Cette façon de réduire les choses dans leurs éléments les plus infimes, comme s'il cherchait à les saisir à travers des processus de décomposition et de recomposition, semble en effet suggérer une équivalence, une forme d'interchangeabilité entre art et nature. Le recours à la technologie est en ce sens symptomatique : celle-ci est en effet disséquée et manipulée avec maîtrise, jusqu'au niveau infinitésimal. La méthode de Julius semble s’apparenter à cette forme de « connaissance du monde [qui] aboutit à la dissolution de sa compacité » évoquée par Italo Calvino à propos de la pensée de Lucrèce. Une « perception de ce qui est infiniment petit, mobile, léger. »
Cependant, reconnaître dans l'art cette capacité à faire et défaire le réel, c'est affirmer son autonomie et sa différence vis-à-vis du monde. Autrement dit, il s'agit d'une posture réactualisant le principe typiquement avant-gardiste qui revendique la capacité de l’art à formuler de nouveaux langages, son pouvoir de transformation et d’action sur le réel : « J'espère que le lac lui-même devienne de la musique » est ainsi le propos de Julius au sujet de Concert for a frozen lake, l'une des « actions musicales » réalisées in situ dans les alentours de Berlin entre 1982 et 1983.
Ce qui reste en tout cas évident dans l’œuvre c'est sa propension à l’horizontalité. Une horizontalité qui crée des points de fuite pour le regard, tout en le « reconduisant vers le bas », vers la surface de la terre. Le titre d’une exposition de 2008, « Plus loin (Musique pour le regard vers le bas) ", énonce alors cette ouverture vers l’horizon, ainsi que l’idée d’un regard qui dispose des surfaces du quotidien, ces plans horizontaux des actions de tous les jours : le sol que l’on foule, les tables où l’on mange, où l’on travaille, les étagères sur lesquelles on pose une plante ou un objet. Selon cette volonté de ne pas introduire des formes de verticalité entre art et vie,le « plus loin » serait alors à lire moins comme suggestion liée à une absence, que comme indicateur d’un lien jamais interrompu, quoique ambivalent, avec l’immanence.
Cette façon d’habiter le sol, de garder intactes les racines entre terre et matière, révèle visiblement des généalogies avec l’Arte Povera. Mais les axes horizontaux sont aussi les axes d'un espace chorégraphique. « Je m’intéresse aux problématiques du corps et de l’espace » dira-t-il en faisant allusion à la qualité chorégraphique de son œuvre. Et c'est notamment au cours de sa résidence au PS1 de New York en 1983 que cet intérêt pour le corps mûrira, Julius étant particulièrement marqué par Merce Cunningham
Comme on peut l'observer dans le post-minimalisme de Robert Morris, Bruce Nauman ou Richard Serra, Julius, en hybridant la sculpture avec un élément performatif et chorégraphique, assimile les principes de Cage et Cunningham. L'espace décentralisé et topographique de l’œuvre – à l’image des field situations de Cage – invite le corps du spectateur à se déplacer afin d’établir des points d’orientation qui permettent d’en redessiner la cartographie. Mais, au lieu de conduire le spectateur vers la périphérie de l’objet, de l’« éloigner » vers cet espace situé tout autour de l’œuvre comme dans l'esthétique post-minimaliste, on retrouve ici des trajectoires de rapprochement : le spectateur est attiré vers la dimension réduite des éléments composant ses œuvres, vers les points focaux multiples les constituant.
Ce changement d’échelle vers l’infra-mince — et non pas vers la dimension élargie de la sculpture minimaliste — agit chez Julius comme principe d’attraction. Une atomisation de l’objet, parfois une véritable pulvérisation, qui attire le public, le poussant à franchir les distances habituelles de l’expérience objet-spectateur.
Le rôle du son en ce sens est décisif : la small music de Julius(un terme qui renvoie à l’idée d’inaudible, mais qui suggère aussi l’existence d’un microcosme sonore à découvrir par la proximité de l’écoute) a en effet la fonction d’orchestrer les dynamiques de l’espace, de moduler les distances et les intervalles de l’exploration de l’œuvre. C’est dans l’alternance entre son et silence que ce rythme se déploie — les pauses ayant en effet une valeur syntagmatique, de transition entre les sens, dans la mesure où elles produisent des glissements perceptifs, des déplacements de l’attention parfois accompagnés par les déplacements du corps même.
Si la musique définit un espace plastique, la mesure de cet espace ne peut qu’être fournie par l’écoute : à la différence de l’instantanéité de la vision, il s’agit d’une métrique définie à chaque fois par les distances s’établissant entre corps, sources sonores et résonances. C’est pourquoi dans le propos de Julius, la distinction entre la verticalité des murs de la galerie et le plan horizontal de l’installation est associée à l'opposition entre passivité et participation : tandis que l’œuvre bidimensionnelle – comme il le souligne – « autorise un certain degré de passivité », les installations invitent au contraire à s’engager dans un « processus de compréhension qui demande du temps », et dans lesquelles le spectateur « doit être prêt à participe».
Selon la réflexion de Jean-Luc Nancy, le sonore a la capacité d’emporter la forme, de l’élargir, de lui conférer « une ampleur, une épaisseur et une vibration ou une ondulation dont le dessin ne fait jamais qu’approcher. ». Dans le parcours de Julius, initialement consacré à la photographie, intervient la découverte de cette capacité du son à altérer l’image – véritable épiphanie correspondant à la perception d'un mouvement dans les lignes de l’image provoqué par le son : « tout d'un coup – rappelle-t-il – les petites courbes ont commencé à monter et descendre. Elles ont commencé à danser ! ». L’œuvre en question était Deichlinie (1979), installation dans laquelle la juxtaposition de la photographie et de la spatialisation sonore lui permet d’explorer pour la première fois cette association son-image.
Dès lors, il a continué à décliner un paradigme audiovisuel au fil du temps, en faisant « danser » le visuel : parfois en laissant les ondes sonores dessiner des motifs dans les pigments ; d’autres fois, en faisant vibrer les paupières du public avec une « musique pour les yeux » ; et plus souvent, de manière moins littérale, dans les multiples énonciations de son langage. Cependant, bien que le travail de Julius ait exercé une influence décisive sur les pratiques sonores, il apparaît difficile d'associer un terme aussi centré sur la spécificité du médium que celui d' « art sonore » avec une démarche qui, au contraire s’intéresse à la déconstruction des hiérarchies entre les sens.
Malgré l’assiduité du discours musical caractérisant sa pratique, l’approche de Julius reste en effet essentiellement intermédiale. Et c'est précisément dans cette manière organique de faire cohabiter le sonore et le visuel que réside peut-être l'un des motifs de distinction ; « les gens devraient regarder et écouter l’espace — observe-t-il — en essayant peut-être de déceler le familier dans le non familier. Les formes musicales sont connues de la plupart des gens, de même que les formes visuelles comme la sculpture ou la peinture […]. C'est la combinaison de formes à la fois musicales et visuelles qui crée quelque chose de nouveau ».
Si l'écosystème établi par les œuvres de Julius fait appel à une pluralité de zones perceptives, c’est le modèle oriental lui-même qui invite à éviter toute répétition. C'est encore une fois à Roland Barthes de l'énoncer : « Le principe est qu’il ne faut pas répéter une même substance (fleur, couleur, etc.), mais inversement qu’il faut essayer de surimprimer des “traits” de substances différentes (en appelant par exemple à des sens différents). » C’est pourquoi, ajoute Barthes, le plaisir du thé doit, par exemple, « se doubler, s’exalter du chant de la bouilloire. » Nous voilà revenus à l'art du thé.
Daniele Balit