Jacques Villeglé - Jacques Villeglé

La galerie Cortex Athletico est ravie de présenter, en collaboration avec la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, une sélection de onze oeuvres de l'artiste français Jacques Villeglé, des années 1970 aux années 2000.

 

« [...] Villeglé ne perd jamais une occasion de rappeler que « tout le monde travaille pour lui » : c'est la foule anonyme des rues dont la voix est recueillie par le format du tableau, la voix des graphistes, des imprimeurs, des publicitaires, des industriels, des équipes de colleurs, des passants qui arrachent ou maculent l'imprimé ; toutes ces voix, de la plus humble à la plus puissante, s'entrecroisent et se confondent sur le tableau final.

Les affiches lacérées de Villeglé ont généralement été lues à travers l'unique prisme du Nouveau Réalisme, comme un acte d'appropriation de la nature urbaine, un "coup" que l'on situe historiquement, par rapport au Pop Art ou à l'impasse dans laquelle la peinture se trouvait à l'époque. Mais au-delà des histoires de l'art bien ordonnées, leur auteur avoue volontiers avoir conservé par devers lui une sorte d'ambition inavouée, celle de produire une oeuvre qui serait à son temps ce que la Comédie humaine balzacienne représentait pour le sien : un roman total, une forme de "concurrence à l'état-civil", l'expression exhaustive et vivante d'une époque par des moyens artistiques ; une "Comédie urbaine", selon l'expression de l'artiste. Et en effet, on trouve dans l'oeuvre de Villeglé toutes les valeurs, toutes les strates sociales, tous les mouvements qui traversent son temps : les formes, les images, les mots, les typographies, les idéologies, les gestes, les formes, les techniques, le droit, tout est là. À travers un matériau éphémère, l'affiche publique, et un geste de braconnage urbain, de collecte sauvage (une "apathie créative", pour reprendre l'expression de Bernard Lamarche-Vadel), Villeglé réinvente la peinture d'Histoire, de la même manière que Balzac sut transformer en cycle romanesque l'épopée quotidienne de son époque. Qui aura su, mieux que Jacques Villeglé, représenter la France d'après la Seconde Guerre Mondiale ? Qui a déployé une telle ambition et créé une polyphonie si riche, relevant à la fois de l'archéologie et de l'esthétique, de l'art et du document ? Cet "ensemble hypermnésique" (1), définition de l'auteur, fonctionne comme un récit d'essence démocratique : "L'impact politique de l'affiche, précise Villeglé, se manifeste par la déchirure. Le geste du lacérateur anonyme s'interpose dès lors entre la signification monolithique voulue par le concepteur du slogan et les -regardeurs- que vous êtes. L'esthétique, le pluralisme, l'ironie, la sauvagerie se superposent à la barbarie du mot d'ordre."(2) Un bond hors de l'utilitaire, un refus de la manipulation : dans la "Comédie urbaine" de Villeglé, le passant anonyme a le dernier mot face aux appareils d'état. Au-delà des matériaux iconographiques qu'il recueille et de l'anecdote qu'il délivre, là se situe la politique dans son travail.

[...]

L'oeuvre entière de Villeglé dresse une sorte de topographie : ses oeuvres portent le nom de la rue où les matériaux furent prélevés, accompagnés d'une date. En cela, son travail pourrait s'apparenter, davantage qu'il n'y paraît au premier abord, à ceux de Brouwn, Kawara ou Huebler, en ce qu'ils racontent, en tout premier lieu, les déplacements de leur auteur et une cartographie de sa ville. Familier de la bohème parisienne de l'après-guerre, habitué de ces cafés de la rive gauche où Guy Debord et les lettristes apprenaient à vivre l'art plutôt qu'à en fabriquer, Villeglé a toujours vécu et travaillé d'une manière nomade ; il s'agit d'arpenter, de parcourir le territoire urbain afin d'y braconner des formes. "Le peintre est prisonnier de son atelier, contrairement à ma mobilité. Mon regard investigateur doit conserver toute sa disponibilité. " (3)

[?] Villeglé observe, puis analyse, et classifie. Il ne discourt jamais depuis la place du maître, mais se tient à nos côtés, spectateur lui-même d'une oeuvre qui s'élabore au sein du chaos dans lequel nous évoluons sans plus y penser. Ce flâneur est le co-auteur d'une oeuvre par rapport à laquelle il semble occuper une simple position d'accompagnement, tel un psychanalyste qui écouterait attentivement le discours de la ville et le ponctuerait de brefs prélèvements, détourant telle figure révélatrice, comparant des récurrences, mais assumant telle quelle l'incroyable masse des signes qu'il aurait suscité. Sa posture face à la création, face à son environnement, face au travail des autres, constitue en soi un véritable manifeste politique.

 

Nicolas Bourriaud

Texte extrait de « Villeglé politique », dans le catalogue « Politiques 1957-2005»,

édition galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris, 2005

 

(1)  J. Villeglé : "Carrefour politique", éd. Vers les Arts, 1997, p.16
(2)  J. Villeglé : idem, p. 75.
(3) In : Bernard Lamarche-Vadel, "Villeglé. La présentation en jugement", éd. Marval, 1990, p. 71

 

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La librairie La Mauvaise Réputation présente «Panaché», une exposition des sérigraphies de Jacques Villeglé du 28.11.2013 au 11.01.2014  - 9, rue des Argentiers - 33000 Bordeaux