Né en 1974 en Normandie, Vincent Gicquel passe son enfance à construire des cabanes et, quand il pleut, à reproduire dans l'atelier de son père les tableaux des pères de la modernité (Van Gogh, Monet ou Picasso...). Il développe alors un attachement très profond pour la peinture à l'huile et un peu plus tard pour la philosophie tragique. Lecteur de Schopenhauer à qui la philosophie n'a rien rapporté mais beaucoup épargné, Gicquel choisit de devenir peintre car dit-il, « j'avais trop d'humour pour être tueur en série. »
Peux-tu me parler de ton rapport à la peinture ?
De quelle manière satisfait-elle à la fabrication de tes images ?
Je pense avoir adopté l'huile sur toile pour son côté «classique». Dans chacun de mes tableaux j'insiste sur le caractère immuable des choses, sur le fait que rien n'a jamais changé et que rien ne changera jamais. La peinture est intemporelle, elle a fait son apparition avec l'homme des cavernes et a traversé toutes les révolutions; la mienne interroge l'homme, son destin...le choix était tout naturel. Et puis à l'heure où beaucoup semblaient annoncer la mort de la peinture, je trouvais que choisir justement ce médium était cohérent avec le fond de mon travail... Un choix judicieux qui ressemble à un mauvais choix... jouer avec toutes ces petites contradictions insolubles. J'aime toutes ces choses que l'on ne peut pas réellement définir, qui nous glissent continuellement entre les mains, c'est tout le fond de mon travail. Cela dit, je ne pense pas que l'art ait grand chose à voir avec le choix du médium, l'art c'est vivre alors que je passe mes journées à peindre ou à sauter à cloche pieds c'est exactement la même chose...
Et ton rapport aux mots ?
Quand je commence un tableau j'ai parfois une vague esquisse ou le dessin d'un personnage, le titre apparaît souvent plus tard. J'ai une réflexion et une manière de voir le monde qui influe sur mon langage et sur mes mots. Certains sont extrêmement importants comme « absurde », « mort », « art », « sens »... Quand un tableau prend un chemin qui me semble intéressant souvent un titre s'impose... là encore je ne choisis pas grand chose, tout devient évident, le tableau fonctionne, le titre aussi. Leur étymologie est très importante pour moi, j'aime les titres qui semblent indiquer quelque chose de simple, précis et qui s'avèrent être beaucoup plus riche qu'on ne le pense. Dans le tableau Corps par exemple le mot corps semble indiquer la masse rose et molle que l'homme vient de découvrir, il évoque les cadavres que l'on retrouve après une catastrophe... En fait ce tableau insiste beaucoup plus sur notre rapport au corps en général, notre rapport à l'autre et à la sexualité... Le titre "Corps" était une évidence. Moi j'ai fait le choix de la liberté mais pour ce qui est du reste on ne choisit pas vraiment, les choses se posent naturellement où bon leur semble et je n'ai pas grand chose à voir avec tout ça...
Tu assimiles parfois la peinture à un exercice gastrique?
Quand je peins j'opère de la même manière qu'un chirurgien, avec autant d'application. J'ai besoin de dire quelque chose d'une manière très précise, c'est pour cela que mes titres n'ont pas d'articles, je veux qu'ils soient un mot du dictionnaire auquel j'apporte ma définition... Je constitue ainsi une sorte de lexique, une forme de définition de ce que je suis ou plus précisément de ce que je ne suis pas (une définition par défaut) Toile après toile je me rapproche de chez moi... je dissèque...
Tu me parlais de l'aspect mécanique, de machine et de l'aspect organique... c'est très juste... Je parlais de coupes tomographiques dans l'un de mes textes, c'est exactement cela, l'imagerie de mes tableaux est proche de l'imagerie médicale. Ce sont à la fois des radiographies de notre monde et les coupes de mon propre cerveau...
Je pense qu'il y a vraiment un lien entre mes tableaux et la digestion. Mon travail pourrait être en quelque sorte un mode d'emploi pour digérer le monde. Je voudrais que mes tableaux fonctionnent aussi dans ce sens, comme les pièces d'une grande machine qui représenterait à la fois le coté mécanique de la réflexion (un cerveau au travail) et le coté organique (celui d'une digestion à grande échelle). Il faut imaginer les mouvements péristaltiques non pas d'un estomac mais d'un cerveau qui réflexion après réflexion parvient à digérer certains aspects du monde pour mieux le supporter... En fait, l'art et l'humour feraient office de suc gastrique...
Qu'est-ce qui occupe si intensément les figures de tes toiles ?
Je pense que mes personnages agissent (assez égoïstement) pour eux-mêmes. Leurs actions n'ont pas de lien avec le monde qui les entoure et encore moins avec les hommes qui les entourent. Quand je parle d'indifférence générale c'est parce que les regards ne se croisent jamais... C'est dans cette solitude Sisyphéenne que nous oeuvrons. Mes personnages sont des condamnés, comme moi, ils ne savent pas vraiment ce qu'ils sont venu faire ici, je pense qu'ils n'essaient même pas de comprendre. Ils font ce qui leur semblent important... Ils se débattent avec de la peinture à l'huile (cette fameuse matière molle) avec des outils inappropriés...
Chacun de mes tableaux fonctionne comme les fragments d'un monologue intérieur il y a pour moi un lien entre le soliloque et la répétition purement mécanique de nos gestes; nous sommes tous des marionnettes, tous dans le même merdier... Mais il n'y a là, rien de négatif ! Je ne critique rien, je ne m'élève contre rien. Il n'y a rien de cynique dans mon rire, et il n'y a rien non plus de barbare dans ma façon de disséquer le monde; je tourne simplement tout ce qui m?entoure en dérision, sans épargner ni mon travail, ni l'homme ridicule que suis... Il y a finalement une grande vitalité chez moi qui oscille entre rire, indifférence et sérénité salutaire. Je dois tout à ma façon de voir le monde, d'ailleurs il n'y a qu'une vision du monde possible, celle de le voir tel qu'il est !
Entretien de Marie Canet avec Vincent Gicquel
28 Août 2009