Rolf Julius

Le son dans d'autres médias.

Par Rahma Khazam
Ce texte est paru pour la première fois en anglais dans The Wire numéro 261, novembre 2006. Reproduction autorisée. thewire.co.uk


« La surface d'un son m'intéresse, » a écrit Rolf Julius. « Est-elle ronde ou angulaire ? Rugueuse ou douce ? Je m'intéresse aussi à la distance d'un son. Est-ce qu'il sonne différemment plus près qu'à une certaine distance, et si l'on doit s'incliner pour percevoir un son... ?»

Ce sont des questions qui sont au coeur de la pratique de Rolf Julius. « J'ai même fait une oeuvre pour laquelle il faut s'allonger sur le dos et poser des haut-parleurs sur les yeux, pour pouvoir voir l'intérieur du son,» se rappelle l'artiste sonore basé à Berlin, assis au milieu du brouhaha d'un café parisien. Depuis les 30 dernières années, les oeuvres minimales de Julius, qui ont fait de lui l'un des représentants de l'art sonore contemporain, titillent les connexions entre le sonore et le visuel. Prenons par exemple une des oeuvres qu'il montre actuellement à la galerie Lara Vincy,  galerie qui soutient son travail depuis longtemps. Le couvercle sur le bol de soupe japonais s'ouvre pour révéler un haut-parleur couvert de poudre de pigment noir. Des gargouillis étouffés s'échappent du bol tandis que le pigment serpente et se contorsionne, rendant ainsi le son visible. Un peu plus loin, deux pierres sur lesquelles sont posés de petits haut-parleurs sont occupées à un dialogue muet. Pendant ce temps-là, près de la fenêtre, de légers gazouillis émanant d'un haut-parleur attenant à un bol d'eau donnent vie à l'image des ondulations de l'eau sur les écrans vidéo tout à côté.

Comme le remarque  Julius : « de l'eau dans un bol, un haut-parleur, du son : qu'est ce que cela ? Rien. Mais quand on les assemble d'une façon spécifique, tout à coup, avec un peu de chance, c'est une oeuvre, qui vit sa propre vie.»
Julius a découvert sa passion pour le sonore et le visuel assez tard dans sa carrière. Né en 1939 dans la ville portuaire allemande de Wilhelmshaven, il a étudié les arts visuels à Brême et à Berlin. Ce n'est qu'au milieu des années 1970 qu'il a commencé à utiliser le son, alors qu'il travaillait comme photographe à Brême. Il invitait des membres du public à entrer un par un dans une cabine et à dénuder leur dos qu'il a ensuite photographié. Il se rappelle : «Les gens étaient très nerveux, j'ai donc mis un peu de musique, des morceaux de Robert Ashley et Pauline Oliveros. Ils les aimaient tellement qu'ils se détendaient.» C'était quelque chose de différent et ils ont réalisé que c'était de l'art. Depuis ce moment, j'ai pris conscience que la musique ou le son pouvait changer des situations. »
Vers la fin des années 1970, Julius a déménagé à Berlin où il a découvert la scène naissante de l'art sonore. «J'étais très impressionné par cette scène» dit-il. «Je voulais aussi créer de la musique (pour mes oeuvres) mais je ne pouvais pas car je n'étais pas compositeur. J'ai donc commencé avec une seule note. » Julius se réfère à cette première note qu'il a faite en entrechoquant un bout de métal avec une barre en fer dont il a enregistré le son résultant. Il l'a ensuite copié sur une bande sonore de qualité inférieure obtenant ainsi un son légèrement différent. Par la suite, il a photographié une digue et a décidé de combiner ces deux sons avec les photographies. Chaque photo montrait la légère courbe de la digue contre l'horizon, prise d'un angle légèrement différent pour chacune. «J'avais une ligne de six photos et j'ai posé un haut-parleur entre chacune d'entre elles,» explique-t-il.
«Tout à coup, les légères courbes ont commencé à bouger de haut en bas, elles ont commencé à danser !». Il a montré cette oeuvre intitulée Dike Line (1979) à Rene Block, activiste artistique et commissaire d'exposition, qui l'a immédiatement invité à participer à l'exposition qu'il organisait à l'Akademie der Künste à Berlin-Ouest. On était alors en 1980 et il s'agissait l'exposition mythique Für Augen Und Ohren, qui a rassemblé des oeuvres comme celles de Laurie Anderson, John Cage, Luigi Russolo, Nam June Paik et Bill Fontana pour la première exposition majeure en Europe autour de l'art sonore.

C'est aussi à cette époque que Julius a lancé une série de concerts incluant le mémorable Concert for a Frozen Lake (1982) pour lequel un enregistrement de sons émanant d'un piano était diffusé sur la surface d'un lac gelé. Il a utilisé la même méthode que dans l'oeuvre Dike Line, bien que dans le cas de Concert for a Frozen Lake les enregistrements ressemblaient moins au son du piano à cause de la qualité des cassettes. « Cette musique ressemblait davantage à un vibraphone qu'à du piano. C'était parfait pour un lac gelé car elle évoquait la substance de la glace, » observe-t-il. Peu après les Berlin Concerts, Julius a déménagé à New York suite à l'obtention d'une bourse et s'est vu attribué un atelier à PS1. Sa carrière s'est envolée au fur et à mesure qu'il commençait à faire des performances et des installations à travers l'Europe, le Japon et les Etats-Unis.

En parallèle, Julius poursuivait ses expériences. L'oeuvre Music for the Eyes (1981), pour laquelle le spectateur place de petits haut-parleurs sur ses yeux, le démontre : dans l'absence de toute donnée visuelle, écouter devient une expérience physique qui implique le corps tout entier. Une autre découverte importante a eu lieu lorsqu'il travaillait sur l'idée de sons qui émaneraient d'une pierre.
«Je voulais mettre des sons dans une grosse pierre en y faisant un trou, mais c'était trop compliqué» précise Julius. « Puis j'ai découvert que lorsque je plaçais un haut-parleur sur une pierre, le son paraissait sortir de l'intérieur de la pierre.» Faire parler les pierres, c'était aussi une façon de porter attention à ses matériaux et leurs propriétés intrinsèques, ce qui est un autre sujet récurrent dans le travail de Julius. Il développait une meilleure compréhension des relations entre le sonore et le visuel. «Si vous arrivez à passer d'un médium à un autre, c'est qu'il doit y avoir un lien entre eux», insiste-t-il. Pour Julius, un son est associé à un objet lorsqu'il reflète sa surface et sa texture. «Si je combine un son clair et normal de piano avec un pigment rouge sale, cela va vous paraître étrange,» remarque-t-il. «C'est ce genre d'expérience qu'un artiste sonore acquiert, car il connaît la texture des sons. Un compositeur ne travaillerait pas ainsi. Il ne connaît pas la texture d'un son, ce que moi je nomme surface d'un son.»
Bien que l'oeuvre de Julius soit souvent évoquée en termes de synesthésie, elle fait néanmoins exception à la tendance. C'est l'effet combiné du son et du visuel qui l'intéresse. «Dans mon travail, dit-il, on se concentre à la fois sur le visuel et les éléments acoustiques et, pris ensemble, il en résulte quelque chose de nouveau. »

Le monde sonore que Julius réalise est très spécifique. En utilisant des procédés sonores naturels et instrumentaux aussi bien que de simples appareils comme des buzzers, il produit ce qu'il appelle des «petits sons». Ces doux murmures ou bourdonnements, pourtant puissants, gardent quelque chose de naturel et suggèrent souvent des sonorités de grenouilles, criquets ou oiseaux. «Mes sons artificiels sont parfois plus naturels que les sons naturels car ils sont en relation à la nature. Par exemple, les criquets ne chantent pas avec leur bouche, mais bougent leur pattes, un buzzer fait la même chose, c'est mécanique,» remarque Julius. Cependant, le plus important ce sont les pauses entre les sons, qui orchestrent l'expérience de l'oeuvre par le spectateur. «Disons que l'on a une oeuvre constituée de pigments noir et rouge, explique-t-il. On joue un son puis la pause est trop longue, donc vous regardez le rouge et le noir. Puis on joue un autre son, et l'on regarde et ainsi de suite.»
Dans l'oeuvre Big Gray (1994), le son est favorable à la concentration et à la sérénité. Cette pièce a été créée pour un bâtiment situé dans l'une des rues les plus bruyantes de Belo Horizonte au Brésil. Plutôt que de lutter contre le vacarme ambiant en augmentant le volume de son oeuvre, Julius a fait mieux : quand le spectateur se concentre sur les sons, il oublie le bruit extérieur. «J'ai remarqué que mes sens se relâchaient et que j'étais capable d'écouter la composition dans son entier sans prêter attention à ce qu'il se passait ailleurs,» dit-il. Les notions de concentration et sérénité apparaissent dans de nombreuses oeuvres de Julius. L'atmosphère de calme méditatif qui se dégage de ses oeuvres provient de l'hypnotique intensité de ses doux vrombissements, qui fascinent l'auditeur. Créer de la sérénité au moyen de son est une notion qui renvoie à John Cage, pour qui la sérénité ou le silence passent forcément par un son quelconque.
Cette atmosphère de calme méditatif se dégage aussi des expériences de Julius au Japon - un pays qui a immédiatement accueilli son oeuvres et avec lequel il a beaucoup d'affinités naturelles. «Le Japon m'a aidé à comprendre le silence, dit-il. Vous allez dans un temple Zen, et vous pouvez y comprendre quelque chose.».

Le détachement Zen et la simplicité qui traverse l'oeuvre de Julius, le mettent en évidence par rapport à la majorité des artistes sonores contemporains. Il a une affinité avec l'artiste japonaise Akio Suzuki, dont l'oeuvre fait aussi référence à la nature, tout en faisant preuve de la même fraîcheur et  économie  de moyens. Il ressent aussi une affinité avec le travail de Morton Feldman, dont l'esthétique réduite à l'essentiel se reflète dans les différences minimes entre les 6 photographies de l'oeuvre Dike Line.
Cependant, l'influence la plus importante est John Cage, dont la conception du silence et de l'ouverture à tous les sons a été une impulsion libératrice. Toutefois, Julius a toujours gardé ses distances par rapport à Cage. «C'est très difficile de devenir un artiste indépendant quand on est proche d'une figure comme John Cage,» dit-il. «La plupart des artistes qui avaient un rapport avec lui ne pouvaient pas avancer par eux-mêmes. Ils disaient toujours "John a dit que j'ai fait une bonne pièce". Dans mon cas, (Takehisa) Kosugi qui le connaissait très bien me racontait des histoires sur lui. Mais j'étais trop timide pour lui parler et je suis content d'avoir juste regardé à distance.»

Les projets à venir de Julius témoignent de son indépendance continuelle et de sa créativité. Il montrera certaines de ses vidéos à Berlin en novembre, tandis que l'année prochaine, Märzmusik programmera Aki Takahashi interprétant l'une de ses partitions graphiques. Ce n'est pas la première fois qu'il compose pour les autres. L'ensemble vocal Die Maulwerker a présenté une performance mémorable à partir d'une série de partitions graphiques intitulées Songbooks 1-6 à Cologne en Juillet 2004.
En même temps, Julius prépare une exposition majeure à Bochum en avril prochain, qui inclura probablement un symposium et des contributions d'amis ou d'artistes ayant la même sensibilité  dont Akio Suzuki, Takehisa Kosugi, Miki Yui,  Junko Wada, John Cage et Kasimir Malevitch.

Julius a été à l'avant-garde de la scène de l'art sonore naissant des années 1980 en Allemagne, aux côtés de Christina Kubisch et Hans Peter Kuhn. Cependant, il reste modeste sur sa réussite. «J'étais comme un enfant à côté de personnages comme Kosugi et David Tudor,» dit-il. Ce n'est pas pour rien que Julius considère Kosugi et Tudor comme des précurseurs. Ce ne sont  pas des artistes sonores en tant que tel, mais l'oeuvre Rainforest de David Tudor, par exemple, a ouvert un nouveau champ dans les années 1970 en termes de ressources sonores et leur disposition dans l'espace. Quant aux nouvelles générations d'artistes sonores, elles ne sont plus obsédées par le son, comme l'étaient les artistes de la génération de Rolf Julius. Ces derniers devaient lutter contre la résistance du public ainsi que du monde culturel vis-à-vis de nouveaux styles artistiques et musicaux qu'ils proposaient. «(Aujourd'hui les artistes sonores) sont plus ouverts,» conclut-il. « Il leur est égal de travailler avec du son ou des éléments visuels. Ils mixent tout. Grâce à nous, leurs précurseurs, ils se sont rendu compte que le son n'est pas une si grosse affaire - c'est juste un matériau comme un autre.»